Certaines communautés religieuses qui se disent chrétiennes perpétuent l'abstention des viandes qualifiées d'impures par l'Ancien Testament, ce qui se manifeste le plus ordinairement par le refus de consommer du porc. Que faut-il penser en tant que chrétien de cette croyance?
La séparation de la réalité objective entre pur et impur est l’une des notions les plus importantes de l’Ancien Testament et de l’Ancienne Alliance.
Au regard des enfants d’Israël, Dieu avait partagé le monde physique entre pur et impur et cette distinction touchait tous les aspects de l’environnement des Hébreux : les humains, les animaux, et les choses.
Dans ce contexte, Dieu avait fourni à Israël une liste faisant la distinction entre animaux purs qui pouvaient être consommés, et animaux impurs qui ne devaient pas l’être.
La question du critère de distinction est souvent posée par ceux qui attachent encore une importance à la validité de cette liste.
Il existe une variété de théories destinées à en rendre compte. C’est la théorie hygiéniste qui est à la base de la position de certaines communautés prétendument chrétiennes. Elles considèrent que les animaux prohibés ont une chair malsaine parce que ce sont des charognards ou des éboueurs naturels. Ou bien à cause de leur propension à abriter des parasites nuisibles à l’homme.
Cependant, quand on y regarde de près, on constate qu’un certain nombre d’animaux impurs n’ont rien à voir avec les charognards ou les vidangeurs. A titre d’exemples évidents, on ne peut placer dans cette catégorie le chameau, le lièvre, l’autruche, ou la grenouille.
Quant à la présence de parasites, elle existe chez les animaux classés comme purs, même si c’est dans une bien moins grande mesure.
En fait, on a beau chercher une justification scientifique qui résiste à toute critique, on n’en trouve jusqu’à présent aucune qui soit totalement satisfaisante. Cela n’est d’ailleurs pas étonnant puisque le texte de Lévitique 11 n’a aucune prétention scientifique.
Ce qui frappe d'ailleurs, c’est que le Nouveau Testament ne se préoccupe pas de considérations hygiénistes dans son approche de la distinction entre aliments purs et impurs, ce qui montre bien que ce n'est pas dans cette direction qu'il faut chercher la légitimation de la distinction entre pur et impur dans l'Ancien Testament.
La solution la plus intéressante et la plus éclairante qui ait été proposée jusqu'ici vient de travaux décisifs menés par l'anthropologue Mary Douglas sur les lois alimentaires (Lévitique 11) et sur les règles concernant la pureté corporelle (Lévitique 12-15), des travaux qu'il faut considérer avec d'autant plus de sérieux qu'ils sont globalement endossés par l'un des plus éminents spécialistes juifs de la Torah en général et du livre du Lévitique en particulier, le rabbin conservateur Jacob Milgrom.
Mary Douglas démontre que la distinction entre pur et impur dans la liste de Lévitique 11 n'a rien à voir avec des considérations d'hygiène alimentaire, mais plutôt avec l'inscription dans le champ de l'alimentaire de la relation entre les caractéristiques culturelles des Hébreux, la congruence entre les animaux et leur milieu, et l'intégrité identitaire d'Israël, tout ceci étant basé sur une certaine perception de la relation entre Israël et son Dieu.
En effet, explique l'anthropologue britannique réputée, les Hébreux étaient de culture pastorale, considérant leur bétail "comme participant de l'ordre de la création et de la bénédiction divine. Cet ordre, ainsi que la bénédiction qui en dépend, se doivent d'être maintenus par l'interdiction de tout ce qui est hybride. Les animaux domestiques, «la viande par excellence d'un peuple pasteur», ont en commun deux caractéristiques: ce sont tout à la fois des ruminants et des ongulés au pied fourchu." (Jean Duhaime, Lois alimentaires et pureté corporelle dans le Lévitique. L'approche de Mary Douglas et sa réception par Jacob Milgrom).
Ces caractéristiques du bétail seront considérées comme normatives du règne animal terrestre et vont présider à la définition de tout ce qui peut être considéré comme pur sur le plan terrestre. Dans le même ordre d'idées, seront considérés comme animaux aquatiques purs ceux qui ont des écailles et nageoires comme il semble convenir à cet environnement, et seront considérés comme animaux ailés purs ceux dont les caractéristiques répondent strictement aux exigences de leur environnement. Toute forme hybride ou "métissée" de vie animale sera considérée comme impure.
A cette première base de distinction entre le pur et l'impur dans la liste de Lévitique 11, Mary Douglas rajoutera deux autres critères de classification. Tout d'abord, en relation avec la notion de respect de la vie exprimée dans l'injonction de vider les animaux de leur sang avant de les consommer, elle pense que sont placés dans la catégorie des animaux impurs les prédateurs dont la chair contient du sang. Et ensuite, elle pense qu'est pris en considération la relation entre la table et l'autel, ne devant être considérés comme purs que les animaux qui peuvent servir aux deux usages.
Ce que viserait cette taxonomie particulière au livre du Lévitique, c'est l'inscription dans le champ alimentaire et cultuel d'une visée identitaire, le peuple d'Israël devant préserver son identité propre par rapport aux peuplades avoisinantes afin d'assurer ainsi sa fidélité au Dieu de l'Alliance. La consommation et les sacrifices d'animaux "purs" devaient servir de rappel et de confirmation symbolique de cette dimension identitaire de l'alliance.
Le Christianisme, né dans un berceau juif, va progressivement s'émanciper et déconstruire cette dimension identitaire de l'alliance avec Dieu.
C’est Jésus lui-même qui initie le processus de déconstruction de cette référence rituelle et cultuelle. S’agissant des aliments consommés, il s’attaque à l’un des tabous sur l’impureté en décrétant que les aliments consommés sans se laver les mains ne procurent aucune souillure. En effet, l’impureté rituelle des mains non lavées était considérée comme se communiquant d’abord aux aliments manipulés puis à l’individu qui consommait de tels aliments.
Il déclare donc à ses disciples : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre, puis est rejeté dans les lieux secrets ? Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c’est ce qui souille l’homme. Car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les calomnies. Voilà les choses qui souillent l’homme ; mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne souille point l’homme. » (Mat.15 :17 – 20) Il fait ainsi fi du rituel et de l’externe au profit de ce qui est moral et intérieur, ce que comprend fort bien l'évangéliste Marc quand il ajoute aux propos de Jésus: "Il n'est hors de l'homme rien qui, entrant en lui, puisse le souiller; mais c'est ce qui sort de l'homme qui souille l'homme." (Marc 7:15)
Plus tard, le Christ ressuscité confirmera l’abrogation de la distinction rituelle entre pur et impur quand il s’adressera au chrétien d’origine juive qu’est l’apôtre Pierre. Afin de le préparer au contact avec un non-juif supposé impur, il fait passer devant lui la vision d’une nappe contenant des animaux considérés impurs par les Juifs et lui ordonne par trois fois de les tuer et d’en manger. Puis, il conclut ainsi : « Ce que Dieu a déclaré pur, ne le regarde pas comme souillé. » (Actes 10 :15)
Quoique le but de la vision, ce fût le contact avec un être humain, la leçon donnée par le Seigneur porte sur la consommation d’animaux. L’argument implicite, c’est que si des animaux ne doivent plus être considérés comme impurs, à plus forte raison un être humain. Cela présuppose l’abolition de la distinction rituelle entre pur et impur pour toute la création.
Cette extension de l'abolition de la distinction entre pur et impur aux personnes est particulièrement importante, car l'un des corollaires les plus courants du racisme, c'est précisément la distinction entre pur et impur. Sale nègre! Sale arabe! Sale juif! Autant d'anathème jetés au nom de la "race pure", des "citoyens de souche". L'autre est trop impur pour qu'on partage avec lui sa table, ses richesses, son corps.
Paul, mieux que n’importe quelle autre figure du Nouveau Testament, avait compris les implications de la venue de Jésus pour la modification des conditions d’appartenance à la nouvelle alliance, et l’abolition de la distinction rituelle entre pur et impur.
S’adressant aux chrétiens de Corinthe sur la question de consommation des viandes qualifiées d’impures par les juifs du fait qu’elles provenaient de bêtes sacrifiées à des idoles, il déclare : « Mangez de tout ce qui ce vend au marché sans vous enquérir de rien par motif de conscience ; car la terre est au Seigneur, et tout ce qu’elle renferme. » (1 Cor.10 :25-26) Il énonce là l’abolition de principe de toute distinction rituelle entre pur et impur. Il ne laisse subsister que la liberté de conscience personnelle et le respect charitable de la conscience non éclairée d’autrui, car il poursuit par le conseil suivant : « Si un non-croyant vous invite et que vous vouliez y aller, mangez de tout que qu’on vous présentera sans vous enquérir de rien par motif de conscience. Mais si quelqu’un vous dit : Ceci a été offert en sacrifice ! N’en mangez pas, à cause de l’avertissement, et à cause de la conscience. Je parle ici, non de votre conscience, mais de celle de l’autre. Pourquoi, en effet, ma liberté serait-elle jugée par une conscience étrangère ? » (1 Cot. 10 :27-29)
Paul tient pareil langage parce qu’il a compris que la distinction rituelle qui séparait objectivement la réalité physique entre pur et impur n’existe plus. C’est précisément ce qu’il dit dans Rom.14 : 14, 20b : « Je sais et je suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n’est impur en soi, et qu’une chose n’est impure que pour celui qui la croit impure. . . A la vérité, toutes choses sont pures. . . » Ainsi, c’est la réalité physique globale du monde qui s’offre en principe à la jouissance du chrétien.
L'épitre aux Colossiens est encore plus radicale sur le sujet: " 8 Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s'appuyant sur la tradition des hommes, sur les principes élémentaires du monde, et non sur Christ. 9 Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité. 10 Vous avez tout pleinement en lui, qui est le chef de toute domination et de toute autorité. 11 Et c'est en lui que vous avez été circoncis d'une circoncision que la main n'a pas faite, mais de la circoncision de Christ, qui consiste dans le dépouillement du corps de la chair:12 ayant été ensevelis avec lui par le baptême, vous êtes aussi ressuscites en lui et avec lui, par la foi en la puissance de Dieu, qui l'a ressuscité des morts. 13 Vous qui étiez morts par vos offenses et par l'incirconcision de votre chair, il vous a rendus à la vie avec lui, en nous faisant grâce pour toutes nos offenses ; 14 il a effacé l'acte dont les ordonnances nous condamnaient et qui subsistait contre nous, et il l'a éliminé en le clouant à la croix; 15 il a dépouillé les dominations et les autorités, et les a livrées publiquement en spectacle, en triomphant d'elles par la croix.
16 Que personne donc ne vous juge au sujet du manger ou du boire, ou au sujet d'une °fête, d'une nouvelle lune, ou des sabbats: 17 c'était l'ombre des choses à venir, mais le corps6 est en Christ. 18 Que personne, sous une apparence d'humilité et par un culte des anges, ne vous ravisse à son gré le prix de la course ; tandis qu'il s'abandonne à ses visions, il est enflé d'un vain orgueil par ses pensées charnelles,19 sans s'attacher au chef, dont tout le corps, assisté et solidement assemblé par des jointures et des liens, tire l'accroissement que Dieu donne.
20 Si vous êtes morts avec Christ aux principes élémentaires du monde, pourquoi, comme si vous viviez dans le monde, vous impose-t-on ces préceptes :21 Ne prends pas ! ne goûte pas ! ne touche pas! 22 préceptes qui tous deviennent pernicieux par l'abusa, et qui ne sont fondés que sur les ordonnances et les doctrines des hommes? 23 Ils ont, en vérité, une apparence de sagesse, en ce qu'ils indiquent un culte volontaire, de l'humilité, et le mépris du corps, mais cela est sans valeur réelle et ne sert qu'à satisfaire la chair." (Col. 2:8-19)
Bien sûr, les juifs convertis au christianisme continueront de s’abstenir de la consommation des animaux qu’ils ont toujours considérés comme impurs. Mais on remarque que lors du concile de Jérusalem, cela n’est pas inclus dans les recommandations faites aux chrétiens issus du paganisme : « . . . s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés dans le sang, et du sang. » (Actes 15 :19-20 ; 28-29).
Pour les souillures des idoles et l’impudicité, il s’agit là de prescriptions qui sont clairement religieuses et morales. Quant à la consommation du sang et des animaux étouffés dans le sang, il faut envisager d’abord des considérations éthiques de respect de la vie, et peut-être des considérations hygiénistes. Dans tout cela, les distinctions basées sur une vision rituelle du monde ne sont pas prises en compte.
Cela, signifie-t-il qu’on peut dès lors manger de tout ? Deux nouveaux principes vont déterminer la réponse à cette question. Le premier, c’est celui de 1 Cor. 10 :23 qui est justement énoncé en relation avec une question de nourriture : « Tout m’est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout n’édifie pas. »
Selon ce principe, il faut ajouter à la nouvelle mise à disposition du monde une attitude de discrimination entre des choses qui font du bien (à soi comme aux autres) et d’autres qui n’en font pas. Dans le monde des hommes, des animaux et des choses, rien n’est impur en soi, et tout est maintenant disponible, mais il ne faut choisir que ce qui est utile au chrétien et l’édifie en tant que tel.
Le deuxième principe, c’est celui qui enseigne la gestion du corps comme temple de l’Esprit (1 Cor.6 :19-20). Après avoir contredit la vision sophiste du corps comme simple enveloppe périssable vouée à la destruction et sans importance morale (1 Cor. 6 :13), Paul établit l’importance spirituelle et éternelle du corps (verset suivant), et en fait une habitation de l’Esprit qui doit servir à la glorification de Dieu. Ceci implique une alimentation qui maintient ce temple dans les meilleures conditions d’usage possible.
Dès lors, le chrétien est simplement appelé à s’informer sur tout aliment afin de distinguer ce qui peut être propre ou impropre à la consommation, faire du bien au corps et lui faire du tort. Tout le reste n'est que régression fondamentaliste à des schémas incompris et dépassés de partage du monde, propres à faire le lit du sectarisme et du racisme.